Au semestre de printemps 2023, les étudiant·e·s du master en traduction spécialisée se sont vu proposer un devoir inhabituel. Ils et elles allaient pouvoir se glisser sans attendre dans la peau de professionnel·le·s et gérer, d’un bout à l’autre, un projet de traduction d’envergure. Ne manquez pas de découvrir, dans l’article ci-après, les défis qui ont jalonné leur semestre et les stratégies adoptées.
Auteurs : Cédric Luisier, chargé de cours de français et de traduction, et Birgitta Borghoff, responsable de projet et mandante
En ce début de semestre de printemps 2023, une tâche d’envergure attendait les étudiant·e·s du master en traduction spécialisée : la traduction d’une importante somme de documents issue d’un projet international Erasmus+ baptisé « Agilité créative ». Le projet est porté par Movetia, l’agence nationale pour la promotion des échanges et de la mobilité au sein du système éducatif. Par conséquent, il importait d’inclure les deux autres principales langues nationales : le français et l’italien. Dans le cadre du projet et avec le concours de partenaires du Liechtenstein, d’Allemagne et d’Autriche, la ZHAW cherche à savoir comment les stratégies basées sur l’art peuvent transformer la communication analogique et numérique dans les organisations.
Cette tâche allait donc occuper l’intégralité du semestre de printemps et s’avérer aussi intéressante qu’inhabituelle, mais aussi une véritable gageure.
Un saut dans l’inconnu
En effet, si les étudiant·e·s traduisent souvent des mandats réels issus du portefeuille des enseignant·e·s, il est plus rare qu’ils et elles planchent sur un travail aussi étendu, d’où le caractère inhabituel du déroulement du semestre et le grand intérêt manifesté par les étudiant·e·s. Mais alors, pourquoi une gageure ? Tout simplement parce que la notion d’agilité créative ou de créagilité constitue un concept nouveau pour lequel il n’existe encore presque aucune littérature. Cette approche nouvelle nécessitait la création d’une langue « nouvelle », constituée de termes qui n’existaient pas encore ou qui prenaient, jusque-là, d’autres significations. Dès lors, comment se lancer dans une telle traduction? Les étudiant·e·s allaient, eux-mêmes, devoir développer un esprit « créagile ».
D’autant plus que d’autres défis les attendaient. Ils et elles allaient devoir gérer seul·e·s l’ensemble du projet, de la prise en main à la révision. Comme l’équipe de traduction se répartissait sur deux classes, il fallait en outre assurer une uniformité et donner l’impression que les différents documents avaient été traduits par un seul homme… ou une seule femme. Sans compter le style et le vocabulaire très spécifiques et la répartition du temps entre traduction et autres cours du master.
Par chance, les étudiant·e·s purent compter sur le soutien de Birgitta Borghoff. Au début du semestre, la chargée de cours, chercheuse et responsable de la partie suisse du projet vint présenter le projet dans le détail et répondre aux questions suscitées par la lecture du briefing.
Y’a plus qu’à !
Il n’y avait donc « plus qu’à » se mettre au travail.
Avant de commencer la traduction proprement dite et afin de garantir la cohérence souhaitée dans l’ensemble des textes, les étudiant·e·s élaborèrent un glossaire de référence pour les deux classes. Une étape plus ardue et plus longue que prévu. Il fallut donner vie, en français, aux notions allemandes souvent abstraites. Les étudiant·e·s durent aussi, parfois, créer des néologismes. Dans leurs recherches, ils et elles mirent leurs compétences à profit pour écarter les sites Internet peu sérieux et privilégier les sources fiables.
Par ailleurs, une question fondamentale se posait : fallait-il soumettre les textes à la traduction automatique ? Face au caractère nouveau et hautement abstrait de la matière, les étudiant·e·s ne jugèrent pas judicieux de le faire. De même, Trados (une suite logicielle de traduction assistée par ordinateur) ne s’avéra pas d’une grande aide en raison du style rédactionnel et peu répétitif des textes.
Enfin, les étudiant·e·s s’attaquèrent au cœur du sujet : la traduction. Ils et elles travaillèrent de façon autonome. Les cours en présentiel servaient à répondre à leurs questions et à trouver des stratégies adéquates pour surmonter les obstacles rencontrés.
Stratégies de traduction
Quelques exemples pour illustrer ce propos.
Tout d’abord, le texte source contenait parfois des concepts abstraits, pas forcément explicités, qui pouvaient donner lieu à plusieurs interprétations. Par exemple : univers symboliques plurivalents, approche multidimensionnelle ou encore non-linéarité. Les classes mixtes, composées à la fois de francophones et de germanophones, s’avérèrent ici d’un grand avantage, puisque les derniers purent expliquer aux premiers certaines finesses de vocabulaire ou de logique.
Ensuite, l’allemand comportait aussi de nombreuses phrases longues et complexes. La stratégie consistait ici soit à les découper en plusieurs phrases, soit à partir du squelette de la phrase (sujet-verbe-COD), puis à y greffer, à la bonne place, les différents autres éléments.
Enfin, des séances de remue-méninges en classe permirent de forger de nouveaux termes pour traduire les créations allemandes, comme « créatexte », mot-valise formé à partir des mots « texte » et « créatif ».
L’importance du facteur humain
Ces exemples mettent en exergue un autre élément : le caractère essentiel de l’humain dans la traduction. Certes, il existe aujourd’hui une multitude d’outils, mais insistons bien sur ce terme d’« outil ». Pour s’en servir, encore faut-il, soi-même, disposer du savoir-faire requis. En effet, personne ne s’aventurera à utiliser une scie sauteuse sans avoir été, au préalable, formé·e à son maniement ! Si ces aides peuvent apporter un gain de temps, elles comportent
- des risques, comme la mise en ligne de données sensibles ou confidentielles ;
- des biais, notamment de genre à l’ère de l’écriture inclusive ;
- des limites, car les traducteurs automatiques se contentent d’aligner des suites de phrases.
Or, la traduction ne s’arrête pas aux mots. Il faut saisir le contexte dans son ensemble, savoir retranscrire le registre de langue, s’adapter au public cible, reconnaître les références, parfois cachées, saisir l’humour ou l’ironie, lire entre les lignes, faire preuve de créagilité. Autant de facultés qui restent l’apanage du cerveau humain.
Les étudiant·e·s firent donc jouer leurs neurones pour rechercher des concepts équivalents en français, en créer là où ils n’existaient pas encore et fournir un texte cible cohérent, en ligne avec la fonction du texte source.
Mise en lumière
Une manifestation spéciale vint rompre, à la fois, la solitude du traducteur et de la traductrice et la routine du semestre. En effet, un « événement multiplicateur » eut lieu début mai. La soirée avait pour but de présenter le projet « Agilité créative » à un vaste public. Elle permit en outre de donner un coup de projecteur sur le travail des étudiant·e·s. Sous la forme d’une interview, ces dernier·ère·s furent appelé·e·s à décrire les particularités du mandat, leur approche et leur manière de procéder. Cette partie rencontra, elle aussi, un grand écho. Elle suscita de nombreuses questions de la part du public, questions qui montrèrent, une fois de plus, que certains aspects, notamment organisationnels, des métiers de la traduction restent encore largement méconnus.
Une approche collaborative permit de venir à bout des obstacles rencontrés et de livrer les textes dans les délais, c’est-à-dire avant la fin du semestre. Même si, parfois, les étudiant·e·s auraient souhaité pouvoir traiter une plus grande diversité de textes, ils et elles ont apprécié le fait de travailler « dans des conditions réelles ».
Ce projet aura mis au jour de nombreuses similitudes entre l’agilité créative et la traduction. De toute évidence, la communication peut bénéficier des stratégies basées sur l’art. Et la traduction n’est-elle pas, elle-même, un art, celui de jouer avec la langue ?
Une expérience enrichissante
Birgitta Borghoff: «Diese Herausforderung, zusätzlich zwei Masterübersetzungsprojekte für Französisch und Italienisch zu initiieren, war für mich persönlich sehr reizvoll. Vor allen Dingen, weil ich auf diese Weise bei uns im Haus interdisziplinär mit Sprachkolleg:innen innerhalb eines zukunftsweisenden Entwicklungsprojekts zusammenwirken konnte und so auch die «kreagile» Arbeitsweise unserer Übersetzer:innen mit zutiefst menschlichen, kreativen Kompetenzen besser kennenlernen durfte. Beim Kreagilitätstraining mit den SBB verstanden die muttersprachig französisch sprechenden Mitarbeitenden die deutschen Texte mit «kreagilem» Vokabular nicht so gut. In diesem Moment hätte ich mir gewünscht, dass wir schon da hätten die französischsprachigen Impulstexte und das Kartenset nutzen können. Gerade in der Schweiz als mehrsprachiges Land ist es extrem wichtig, sich in mehreren Sprachen austauschen zu können, um einander kreativ-agil zu begegnen und Innovationen in Organisationen und in der Gesellschaft anzustossen.»
Cédric Luisier : « Le métier de la traduction représente un extraordinaire terrain de jeu dont les briques sont les mots et la langue. Dans le cadre de ce projet, nous avons dû faire preuve d’une créativité et d’une agilité encore plus grandes pour, parfois, essayer de faire entrer des ronds dans des carrés. J’ai beaucoup apprécié les séances de remue-méninges avec ma classe : il fallait, à la fois, créer un langage nouveau et rester compréhensible pour le public francophone. Tous les acteurs de cette traduction se disent heureux de constituer un pont entre les régions linguistiques et culturelles et de rendre ce projet accessible à un plus large public. »
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[Photo de couverture : David Berthold, Claudia Zimmermann, Meret Lory, Gabriele Gelormino (de gauche à droite); photos : Daniela Baumann]
En savoir plus sur la créagilité
- Site du projet (en allemand)
- Mit Kreativer Agilität organisationale Transformationsprozesse gestalten (2.3.12.21) (blog en allemand)
- Public Event – Kreative Agilität entdecken und erleben, 9 juin 2022, ZHAW (documentation vidéo en allemand)
- Tandem-Führung: Kreagilität leben im internationalen Projekt (article en allemand)